La commission européenne s’inspire du Bauhaus pour accompagner le « green deal » européen. Quelle satisfaction de voir qu’un sujet auquel je crois depuis des années est à l’honneur ! Je ne résiste pas de re-publier ici un article paru dans « Fabriquer le futur, l’imaginaire au service de l’innovation », un livre publié chez Village Mondial en …2007 ! (auteurs Pierre Musso, Eric Seuillet, Laurent Ponthou).
Oui, il est essentiel de croiser les intelligences artistiques, industrielles, scientifiques… La pensée en silo a touché ses limites, il s’agit urgemment de croiser les connaissances et les regards pour imaginer notre futur et le rendre désirable et soutenable.
Le Bauhaus : un exemple historique de contributions d’artistes à des innovations.
S’il est une époque où les relations entre les artistes et les industriels ont été particulièrement intenses, c’est bien celle du Bauhaus, fondé en 1919 à Weimar par l’architecte Walter Gropius et fermé en 1933 avec le pouvoir nazi. A la fois école d’art aux méthodes d’enseignement novatrices mais aussi lieu de collaboration avec des artisans et des entreprises, le Bauhaus (littéralement la « maison du bâtiment ») voulait apporter une réponse à l’industrialisation et à la production en série apparues au XIXème siècle. Puisque cette « révolution machiniste » était inéluctable, mieux valait l’accompagner, se rapprocher des réalités sociales et techniques de l’époque, humaniser la technique plutôt que la déifier ou la rejeter. Des artistes et architectes phares, parmi lesquels Paul Klee, Wassily Kandinsky, Johannes Itten, Walter Gropius, Mies van der Rohe entendaient ainsi faire des propositions pour créer un art de vivre du XXème siècle.
Au-delà de collaborations qui portaient sur la production de formes et d’objets, c’est la conception de l’intégration avec l’industrie qui est marquante, allant jusqu’à recommander aux élèves des stages en entreprise. Ces derniers devaient y découvrir et comprendre les matériaux et processus de fabrication utilisés pour ainsi pouvoir concevoir des objets, empreints des potentialités de l’époque, et intégrant les contraintes techniques, économiques et industrielles.
Il y a deux façons d’envisager la question de l’innovation au moment du Bauhaus.
En tout premier lieu, même si le Bauhaus ne revendiquait aucune unité stylistique, on ne peut s’empêcher de constater que les formes produites à cette époque ont profondément marqué l’histoire des formes du XXème siècle, que ce soit dans les domaines des arts plastiques, de l’architecture ou du design. Ces formes innovantes, dont il reste essentiellement une géométrie de formes simples et des angles droits, répondaient à l’idée que la qualité d’une création dépendait de l’harmonie entre la technique et l’esthétique. A l’époque de la production en série, il s’agissait ainsi de combiner facilité de reproduction et d’industrialisation tout en préservant le caractère unique de chaque élément, fût-il un objet ou un module architectural. L’ensemble des objets conçus et réalisés durant cette courte période (vaisselles, luminaires, mobiliers…) démontre des qualités formelles qui traduisent la reconnaissance immédiate de l’esprit de l’époque, ce sont justement ces qualités formelles qui touchent, parlent, aux sens notamment, de ceux qui les regardent ou les utilisent. Ce dernier point se comprend à travers l’extrême sensibilité des artistes qui ressentent, comprennent le « zeitgeist » d’une époque (avec le plus souvent un temps d’avance sur leurs contemporains) et qui s’expriment avec un langage à la fois fort et plus libre que ceux pour lesquels l’imaginaire est devenu instrumentalisé.
En second lieu, le Bauhaus a permis la conception ou la diffusion de matériaux et produits le plus souvent réservés à d’autres champs. Alors que le « jeune » béton armé (mis au point en 1867) était essentiellement réservé à des constructions d’ingénieur, le Bauhaus en diffuse l’usage en s’intéressant à ses qualités plastiques pour de l’habitat (Villa Am Horn en 1923 à Weimar). De même, l’utilisation de lampes tubulaires à fil incandescent est aussi une nouveauté dans l’habitat. La toile « eisengarn » (toile de fils de coton renforcés parafinés) est mise au point dans l’atelier de tissage du Bauhaus en 1927 pour les dossiers et assises de chaise en tubes d’acier de Breuer ; indéformable, elle sera adoptée quelques années plus tard par le transport aérien. Ces quelques exemples illustrent une qualité toute particulière des artistes : hantés le plus souvent par la volonté de retranscrire la modernité de leur époque dans leur travail, ils recherchent, questionnent les potentialités techniques mises à jour et les font leurs en leur trouvant d’autres applications ou formes. En d’autres termes, les artistes représentent une population privilégiée « d’utilisateurs avancés », curieuse de découvrir de nouvelles expressions, formes, usages en résonance avec son époque.